( Ma direction de recherche est que la «Parole perdue» que je cherche, c’est le Logos des grecs. Mais deux questions se posent avant d’aller plus loin: 1) Un chrétien peut-il suivre cette direction? et 2) Était-ce celle indiquée par les auteurs du 18ème siècle? )
Ce n’est que dans la suite de son prologue que Saint Jean va commencer à s’éloigner de la doxa de son époque, avec l’idée1 que le Logos est l’une des personnes du dieu des Hébreux.
Ce dieu qui n’était jusqu’alors que le dieu particulier des Hébreux devient à cette époque le Dieu unique des chrétiens, manifesté en trois personnes: Père, Fils et Saint Esprit. Et Saint Jean2 affirme que le Logos, deuxième personne du Dieu unique, s’est incarné en la personne de Jésus, le Christ.
Pour autant, la polysémie qui entourait le Logos grec est maintenue chez les chrétiens. Ainsi, selon Saint Jean, le Christ n’est pas seulement le Logos, la Parole, il est aussi « le Chemin, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Il me semble que les taoïstes auraient pu reprendre les mêmes mots à propos du Tao mais bien sûr, il y a une différence de taille dans la conception chrétienne. Dans cette conception, le Logos, qui est le Christ, n’est plus qu’une des trois personnes du Dieu unique. Il ne peut pas être séparé du Dieu personnel, créateur, aimant certes mais également jaloux et vengeur, le Dieu des armées des Hébreux et des Croisés.
Le monothéisme est devenu tellement hégémonique en Europe au Moyen-Age que de nos jours encore, et jusque dans nos Loges, la confusion qui identifie le Principe créateur, le Logos, au Dieu unique des monothéismes est devenue une doxa, c’est à dire une idée tellement commune que ceux qui la remettent en question passent facilement pour des intellos farfelus.
Autant on admettra facilement qu’un athée récuse à la fois l’idée du Logos et celle de Dieu, autant il pourra sembler bizarre que quelqu’un puisse encore, de nos jours, séparer les deux concepts, croire en l’un mais pas en l’autre. Ça passera encore bien souvent pour une absurdité, pour une provocation, voire pour un sophisme moderne, alors que ce n’était qu’une opinion on ne peut plus commune et traditionnelle avant l’invention des monothéismes.
Mais revenons-en aux francs-maçons chrétiens et notons à ce propos qu’il semble assez clair que les auteurs des rituels qui ont été réunis plus tard dans le REAA l’étaient tous.
Pour les francs-maçons chrétiens actuels, il semblera parfois évident que cette Parole perdue a quelque chose à voir avec le Logos et donc avec la personne du Christ. Mais cette identification leur posera toutefois une autre question: Pourquoi le Logos des chrétiens serait-il perdu? Les chrétiens ne sont-ils pas au contraire sensés le connaître et le proclamer sur toute la Terre?
« On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier… » (Matthieu 5:15)
Il y a de nombreuses réponses possibles à cette énigme apparente mais je ne les développerai pas en détails ici. N’étant pas judéo-chrétien moi-même, ces réponses m’intéressent, bien sûr, mais comme elles reposent sur des présupposés qui ne sont pas les miens, elles peuvent éventuellement me donner des pistes de réflexion utiles, mais elles ne peuvent pas me convenir entièrement. Je me contenterai donc d’indiquer quelques pistes de réflexion.
Tout d’abord, si on lit attentivement la Circulaire aux Deux Hémisphères de 18023, l’identification de la Parole perdue au Logos n’est plus si évidente que ça. On y trouve effet ce passage:
Le Maître Bleu4 sait bien que le Roi Salomon et son royal visiteur5 possédaient le vrai mot primitif mais qu’il doit rester dans l’ignorance, à moins d’être initié aux degrés sublimes. La preuve de l’authenticité de ce mot Mystérieux, tel que nous le connaissons et pour lequel notre vénéré Maître est mort, est établie, même à l’esprit le plus sceptique, dans les pages sacrées des Saintes Écritures et dans l’histoire juive dès l’aube des temps. Le Docteur Priestley6, dans ses lettres aux juifs, écrit ce remarquable passage quand il parle des miracles du Christ: «et il a été dit depuis par vos auteurs qu’il a accompli ses miracles par quelque nom ineffable de Dieu, qu’il avait dérobé au Temple».
Il semble clair que dans ce texte, la « Parole perdue » n’est pas le Logos, mais la véritable prononciation du tétragramme. Le préambule du tuileur de Vuillaume, rédigé en 18227, pointe dans le même sens:
Le nom de Dieu, qui ne pouvait être prononcé que par le grand pontife, et une seule fois dans l’année ne faisait-il pas partie des mystères lévitiques, et n’est-il pas un indice certain de leur existence ? Ici, comme ailleurs, les mystères plus répandus ont fini par être négligés, et à la fin dédaignés par les Lévites, qui en avaient été les premiers hiérophantes ; ceux qui conservèrent de l’attachement pour les mystères formèrent dès lors des sociétés isolées et séparées du sacerdoce ; […]
Il suffit de lire de manière plus complète ces deux textes pour réaliser que, dans le contexte du début du 19ème siècle, le REAA se présente comme une survivance secrète d’une religion primordiale, antérieure au christianisme « officiel » issu des Conciles, et qui aurait préservé des connaissances magiques ou théurgiques, notamment la véritable prononciation du nom de Dieu. Il me semble difficile de lire autrement les textes officiels de 1802 et de 1822. Et dans une telle conception, proprement « hérétique » aux yeux des églises officielles de cette époque là, la nécessité de conserver la lumière sous le boisseau, au moins provisoirement, paraît évidente.
La conception que les francs-maçons français du REAA ont de leur rite a beaucoup changé par la suite, notamment au cours du demi-siècle qui a suivi le Convent de Lausanne (1875). C’est très net dans l’évolution des rituels comme dans les discours qui sont parvenus jusqu’à nous et ça a eu un impact important sur la présence de la Bible dans les loges et encore plus sur la signification donnée à cette présence.
Mais qu’en sera-t-il de nos jours pour un franc-maçon chrétien?
Si les conceptions maçonniques ont beaucoup évolué au fil du temps, provoquant la fureur des traditionalistes, il en est de même pour celles des chrétiens. Je ne suis pas particulièrement compétent pour en parler, ni particulièrement concerné non plus d’ailleurs, mais il me semble que l’idée du «Christ cosmique» de Teilhard de Chardin, c’est à dire pour ce que j’ai cru en comprendre d’une Révélation toujours en cours dans le processus de l’évolution, pourrait être une piste de recherche parmi d’autres.
Notes et références:
- Ou la Révélation, selon les points de vue ↩︎
- Rappelons ici que le texte en question et plus probablement l’œuvre de l’ensemble de la communauté johannique que celle de l’apôtre auquel il est attribué par la Tradition chrétienne. ↩︎
- Il s’agit de la proclamation de la fondation du Rite en 33 degrés en Caroline du Sud. Ce texte est habituellement considéré comme étant l’acte de naissance du Rite Écossais Ancien et Accepté. ↩︎
- Cette expression désigne le Maître du 3ème degré. ↩︎
- Ceci fait allusion à une partie de la légende d’Hiram qui n’est dévoilée de nos jours, en France, qu’au 6ème degré du REAA mais qui était alors dévoilée aux « Maîtres Bleus » américains dès le 3ème degré. ↩︎
- Joseph Priestley (1733-1804) ↩︎
- Numérisé et mis en ligne par Gallica le 25 juin 2019, transcription disponible sur le site de la Fondation Latomia. ↩︎
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