5) Le chaos, le Logos et moi

( Si je regarde en dehors des dogmes de telle ou telle religion, que pourrait être le Logos et sa place dans la quête du Maître Secret ?)


Avant d’aller plus loin, résumons un peu les chapitres précédents:

La franc-maçonnerie, contrairement à ce qu’on lit souvent, n’a pas toujours été « initiatique » au sens que nous donnons à ce mot en France depuis l’époque de René Guénon.

Elle a d’abord été une confrérie de métier avant de devenir une sociabilité de notables dans les Loges d’aristocrates puis une sociabilité d’assurances mutuChapitre suivantelles, une « friendly society » parmi d’autres dans les loges plus roturières d’Angleterre ou d’Amérique.

Dans ses prolongements « ésotériques » apparus principalement en Europe continentale à partir de la moitié du 18ème siècle, elle est parfois devenue une société secrète qui recherchait les secrets perdus de la « religion primitive », celle d’Adam, celle qui se serait dévoyée à l’époque où les premiers conciles chrétiens ont commencé à fixer les dogmes. Nous avons vu que Vuillaume, en 1822, affirmait clairement que le Rite Ecossais Ancien et Accepté était bien une religion, différente à l’évidence de la religion catholique romaine de son époque.

Un demi-siècle plus tard, en 1875, le manifeste du Convent de Lausanne affirmera exactement le contraire:

« Aux hommes pour qui la religion est la consolation suprême, la Maçonnerie dit: « Cultivez votre religion sans obstacle, suivez les inspirations de votre conscience; la Franc-Maçonnerie n’est pas une religion, elle n’a pas un culte; aussi elle veut l’instruction laïque, sa doctrine est tout entière dans cette belle prescription: Aime ton prochain ».

La Franc-maçonnerie, et en son sein le Rite Écossais Ancien et Accepté ont donc toujours été comme le fleuve d’Héraclite: Les francs-maçons des différents pays et des différentes époques ne se sont jamais baignés dans le même fleuve.

Est-ce à dire qu’il n’y aurait jamais eu rien de commun dans leurs efforts et dans leurs expériences? Je ne le crois pas. Comme le fleuve d’Héraclite, le fleuve maçonnique fut toujours différent et le même pourtant. Il y a des invariants que l’on peut retrouver assez facilement dans les textes des différentes époques, dont ceux ci:

  • L’affirmation d’une fraternité essentielle entre les hommes.
  • Le rejet de l’intolérance, du fanatisme, de l’hubris et de l’ignorance, dans des approches qui, de mon point de vue, font écho à la volonté des bouddhistes de se libérer des trois poisons que sont Avidyā (l’ignorance), Rāga (l’avidité) et Dveṣa (la colère).
  • Et surtout la recherche d’un secret fondamental, habillé de diverses manières selon les époques, les pays et les rites, mais qui toujours aurait eu le pouvoir de rendre les hommes meilleurs et capables de donner un sens à leur vie.

Et c’est là que j’en reviens à ce que représente, pour moi, le Devoir du 4ème degré, qui est, selon le rituel des années 1920 «la quête de la Parole perdue ».

Pour moi, franc-maçon écossais de 2024, cette Parole perdue n’est pas la prononciation exacte du tétragramme qui me donnerait, si je la retrouvais, le pouvoir de faire des miracles. Pas même d’une manière métaphorique: Je chemine dans une Maçonnerie à la fois initiatique, traditionnelle et moderne, désormais ouverte aux hommes et femmes de toutes croyances. Une franc-maçonnerie qui pose, depuis des siècles maintenant, à l’aide de symboles, les bonnes questions. Mais une Franc-maçonnerie qui ne donne aucune réponse: Il revient à chacun de trouver, avec l’aide des autres, les siennes.

Je vais vous présenter maintenant la direction que j’ai suivie. Je ne garantis pas que ce soit la bonne, encore moins la meilleure pour vous. Et de toute manière, comme Krishnamurti, je crois que « la Vérité est un pays sans chemin, auquel ne mène aucune route« . A chacun de progresser dans la jungle des illusions jusqu’au fleuve qui entoure ce pays sans chemin puis, arrivé au bord du fleuve, à chacun de construire la barque qui lui permettra de le traverser. Et une fois de l’autre côté, abandonner cette barque, ne pas continuer à la porter sur son dos alors qu’elle ne sert plus à rien. Au lieu de ça, la détacher et la laisser filer au fil du courant. Peut-être qu’un autre la trouvera et saura s’en servir à son tour, après l’avoir modifiée. Souhaitons-le. La plupart d’entre nous suivons nos préjugés, peu les combattent, très peu parviennent à la porte du Sanctuaire.

La direction que j’ai suivie depuis quelques années maintenant, ça a été de me dire que oui, la Parole perdue, cette quête que nous sommes contraints d’entreprendre, que ça nous plaise ou non, «inflexible comme la Fatalité, exigeante comme la Nécessité, impérative comme la Destinée», c’est la quête du sens de notre vie.

Et qu’est-ce qui pourrait donner un sens à notre vie si ce n’est une force de l’ordre du discours, un discours capable d’organiser le chaos vide de sens qui nous entoure, bref, un Logos ?

Voilà pourquoi j’aime bien que la Bible soit présente sur l’autel des serments dans les loges que je fréquente. Même si je ne crois pas qu’elle contienne la Parole de Dieu, le Logos, ni même une quelconque doctrine qui permettrait de le trouver, elle témoigne de sa recherche, de génération en génération, par des hommes dont je crois que certains au moins ont réussi à la trouver… et d’autres pas. Et c’est en cela qu’elle témoigne d’une Tradition:

La Tradition n’est pas le culte des cendres, mais la préservation du feu.1

Et quand je me retourne de l’autre côté, au dessus de la porte, je vois la devise du Rite: « Ordo ab Chao » et je me dis qu’en effet, cette Parole dont j’ai entrepris la recherche dans le Temple, elle est capable d’organiser le chaos qui règne à l’extérieur.

Mais pour la retrouver, cette Parole, il convient avant tout d’apprendre à faire le silence, nous y reviendrons, et de s’affranchir de ses préjugés. Et même, au-delà des seuls préjugés, de l’ensemble de tous ces conditionnements et biais cognitifs que Françis Bacon appelait des «idoles».

Comment mener à bien cette tâche immense?

Il faut commencer par bien s’y préparer et c’est en ce sens que je vois tout le symbolisme du 4ème degré comme une propédeutique à l’exploration des « hautes régions » où cette quête nous conduira.


Notes et références:

  1. Citation attribuée à Gustav Mahler, Thomas More ou à Jean Jaurès, peu importe après tout. ↩︎

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