Au 4ème degré du Rite maçonnique dit « Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA) », tel qu’il a été réécrit en France par Albert Lantoine et Oswald Wirth dans les années 1920, on trouve cette phrase assez énigmatique :
« Notre Devoir, c’est la quête de la Parole perdue ».
Comment la comprendre ? Une piste de recherche que je crois assez évidente passe par le prologue de l’évangile de Saint Jean. Il nous parle d’une Parole qui était aussi la Lumière et la Vie. Il ne dit pas qu’elle aurait été perdue, mais qu’elle n’a pas été reçue.
Sa première phrase est célébrissime :
Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος / En arkê ên o logos
On la traduit habituellement en français par « Au commencement était le Verbe », bien que cette traduction soit souvent considérée comme trompeuse. Je préfère partir de celle-ci, qui semble plus consensuelle de nos jours : «Dans le temps les plus anciens, était le Logos.»
La question n’est pas encore posée, dans ce premier verset, de savoir si le Logos était, ou pas, la Parole du Dieu unique que prient les judéo-chrétiens. Le texte est en grec et pour un gréco-romain cultivé de cette époque, ce premier verset relève en fait de la simple évidence, voire d’une doxa bien établie de l’époque et cela depuis Héraclite au moins.
On ne sait pas grand-chose d’Héraclite, sinon qu’il vécut à Éphèse vers 500 av. J.-C. et qu’il a écrit un ouvrage dont seules des citations ultérieures sont parvenues jusqu’à nous. Mais sa pensée a très profondément imprégné l’Antiquité. Platon, Aristote, Lucrèce, Sénèque et tant d’autres nous ont transmis ses idées. Nous avons tous entendu par exemple la maxime qui dit qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Des idées similaires ont été développées à la même époque en Inde, dans les enseignements du Bouddha, et en Chine, dans ceux attribués à Lao-Tseu.
Pour Héraclite, le Logos c’est le Principe, ce qui est à l’origine de toute chose et qui donne une rationalité, un sens, un ordre au chaos du monde. C’est lui qui va donner naissance à Chronos et aux Titans. Pour lui, « Le logos est ce qui constitue, éclaire et exprime l’ordre et le cours du monde »1. Voici quelques exemples de ce qu’il en dit :
Au sujet du logos qui est tel que je le décris, les hommes se sont toujours avérés incapables de le comprendre, aussi bien avant qu’ils ne l’aient entendu, qu’une fois qu’ils l’ont entendu.
[…]
[Le] logos [est] éternellement réel, les hommes à ce sujet sont sans compréhension tant qu’on ne leur en a pas parlé et quand on commence à leur en parler. Alors que toutes choses se produisent conformément au logos, on croirait qu’ils n’en ont pas fait l’expérience.
[…]
C’est le logos qui gouverne l’ensemble de toutes choses.
En fait, chez Héraclite, le mot « logos » semble avoir de nombreuses significations différentes. Il désigne tout aussi bien ce que nous appelons de nos jours la parole, que l’intelligence, l’harmonie, la sagesse ou la mesure2. Mais cette multiplicité de significations renvoie plutôt, je crois, à une idée unique dont tous ces concepts plus précis ne seraient au fond que des facettes.
On trouve la même chose, me semble-t-il, avec le mot « tao » (dào) dans le « Tao-tê-king » (Dàodéjīng) qui est attribué à Lao-Tseu. Le terme tao (道) désigne à la fois la doctrine, la raison, le principe, le fait de dire et la voie, voire l’enseignement. Ce que Lao-Tseu nomme le tao est quelque chose qu’on ne peut pas expliquer par des mots3 mais qu’on peut saisir par une sorte d’illumination intérieure.
Est-ce à dire qu’on pourrait assimiler le logos d’Héraclite au tao de Lao-Tseu? L’hypothèse est sans doute hasardeuse mais je ne peux pas m’en empêcher, d’autant que d’après Heidegger, le mot « logos » chez Héraclite, avant de signifier raison ou discours, désigne ce qui rassemble et maintient dans son unité tout ce qui apparait en s’épanouissant.
Quoi qu’il en soit pour les grecs anciens, et même si leurs conceptions et mythologies sont plurielles, le Logos n’est pas un dieu et les titans non plus. Les titans sont des personnifications de caractéristiques qui commencent à se dégager des mouvements du chaos primordial. Chronos par exemple n’est pas un dieu, ce n’est que la première personnification du temps. Pour les grecs, les vrais dieux, ceux qu’on prie et auxquels on offre des sacrifices, ce sont ceux de l’Olympe, à commencer par Zeus, et ils ne naitront que bien plus tard. Personne à ma connaissance n’a jamais offert de sacrifices ni au logos en Grèce, ni au Tao en Chine.
D’une manière similaire, à la même époque, en Inde, le Principe fondamental à l’origine de toutes choses, le Brahman, préexiste à la naissance des premiers dieux. D’ailleurs, dans cette conception traditionnelle, les dieux sont mortels, ce qui ne les empêche évidemment pas de se réincarner après leur mort. L’exemple le plus connu étant le dieu Krishna dont la mort, en 3102 avant J.-C., marque le début du Kali Yuga sensé s’achever 432 000 ans plus tard.
Pour en revenir au Logos sur lequel s’interrogeaient les grecs, quelle que soit l’interprétation qu’ils donnaient au texte d’Héraclite ou leur opinion le concernant, ce Logos ne s’occupe pas des petites affaires des hommes. Il se contente de régler la marche de l’Univers et il laisse aux dieux de l’Olympe le loisir de s’occuper ou pas des affaires des hommes, selon leur bon plaisir. D’ailleurs, si on regarde la mythologie, les affaires des hommes se portent plutôt mieux quand les dieux de l’Olympe ne s’en occupent pas. Quand on leur offre des sacrifices, c’est souvent pour éviter de leur déplaire et de prendre le risque qu’ils s’en mêlent un peu trop. Épicure par exemple recommande de respecter les rites religieux mais la question reste ouverte de savoir si c’était pour ne pas fâcher les hommes ou pour ne pas risquer de fâcher les dieux. Les critiques ultérieurs, qui ont vu en lui un athée tentant de dissimuler son athéisme prêchaient peut-être bien pour leur paroisse4.
Notes et références:
- Kostas Axelos 2024 ↩︎
- Michel Fattal, Le logos d’Héraclite : un essai de traduction, Revue des Études Grecques, 1986 pp. 142-152 ↩︎
- C’est dit explicitement, quoi que de manière volontairement ambigüe et poétique, dès le premier vers: «道可道非常道» qui peut se traduire, entre autres, par: «Le Tao que l’on peut expliquer, incroyable Tao » ↩︎
- Pierre Vesperini 2017 ↩︎
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