4) La Bible, récit d’un échec collectif ?

( Le Logos que je cherche, les francs-maçons de religion judéo-chrétienne trouveront naturel de le chercher en priorité dans la Bible. Mais moi qui ne le suis pas, que pourrais-je y trouver ?)


En ce qui me concerne, je considère que la franc-maçonnerie pose très bien les bonnes questions de l’existence, mais qu’il n’y apporte aucune réponse. Il revient à chaque pratiquant de trouver les siennes. C’est encore plus vrai dans la tradition dite « écossaise » qui se réclame du Convent de Lausanne, en 1875, et pour lequel :

« [La franc-maçonnerie] n’impose aucune limite à la recherche de la vérité et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance »

Ceci n’est pas vrai dans tous les systèmes maçonniques, loin de là. Certains, les plus nombreux à travers le Monde, exigent de leurs membres qu’ils aient foi en Dieu. D’autres leur proposent un enseignement ésotérique particulier, qui leur sera dévoilé au fur et à mesure de leur progression, une doctrine qu’ils devront accepter s’ils souhaitent poursuivre cette progression.

Ce n’est pas le cas dans le système que je pratique. Dans le système que je pratique, les rituels ne sont pas des catéchismes ni des textes sacrés qui contiendraient des doxas, des dogmes ou une parole divine. Nos rituels ne font que proposer à notre réflexion des affirmations issues du passé, des symboles et des énigmes. S’il est parfaitement permis de croire que tout ce qu’ils disent serait vrai, il convient de toujours commencer par en douter et de n’accepter leurs affirmations comme vraies qu’après les avoir soigneusement étudiées et uniquement si nous les avons reconnues comme telles. Le principe du libre examen, que des penseurs comme Joseph de Maistres ou René Guénon rejetaient catégoriquement1 , est au cœur de la démarche maçonnique pratiquée dans les loges que je fréquente.

Et nous allons encore plus loin à ce propos que ne le font les protestants, puisque nous n’imposons aucune limite à la recherche de la vérité, pas même celles qui pourraient découler du texte biblique, et que nous acceptons des Frères de toutes croyances.

Certes, les origines du REAA furent exclusivement chrétiennes d’abord2, puis plus nettement judéo-chrétiennes au début du 19ème siècle à Charleston, aux USA. Ça ne fait aucun doute. Mais depuis 1875 au moins, dans la « lignée maçonnique » que je pratique, la liberté de conscience est devenue totale pour les pratiquants. Ils peuvent être de n’importe quelle religion ou d’aucune en particulier. On leur demandera seulement de travailler « A la Gloire du Grand Architecte de l’Univers (GADLU) », mais ils seront totalement libres de donner à cette expression le sens qui leur conviendra.

J’ai connu un ancien Grand Maître pour lequel le GADLU était… le temps ! Pourquoi pas après tout, puisque pour beaucoup de grecs de l’Antiquité, le titan Chronos, personnification du temps, était le père du dieu suprême, Zeus ?

Il en va de même du « Volume de la Loi Sacrée », présent dans ma Loge, qui est la Bible. C’est sur la Bible que j’ai prêté serment. Mais ça ne signifie pas pour autant que je crois qu’elle contient la « Parole de Dieu » ni quoi que ce soit de ce genre. Bien sûr, et tant pis si je me répète, les chrétiens de ma Loge, eux, sont persuadés que la Bible contient bel et bien la parole de leur Dieu. C’est leur droit le plus absolu et je n’y vois évidemment rien à redire. Peut-être même qu’ils ont raison, après tout!

Mais en ce qui me concerne, j’y vois plutôt un témoignage. Le témoignage d’une longue lignée d’hommes et de femmes, de tout un peuple même, qui a ont cru avoir scellé une alliance avec son Dieu à une époque où ils n’imaginaient pas encore qu’il puisse être unique.

Or, de quelle manière ce Dieu a-t-il respecté cette alliance avec eux lorsque le Temple de Jérusalem a été détruit, par deux fois ? De quelle manière l’a-t-il respectée, cette alliance, lorsqu’il a permis la destruction par un tremblement de terre de l’une des villes réputées lui être les plus fidèles, Lisbonne, le jour de la Toussaint 1755 ? De quelle manière l’a-t-il respectée pendant la Shoah ?

On le sait, ces questions ont suscité de considérables débats entre les philosophes3 et les théologiens. Pour ma part, plutôt que de lui chercher des excuses complexes, il me semble plus simple de constater qu’il n’est pas intervenu, ni en 1755, ni en 1942. Est-ce qu’il était encore là il y a 2000 ans? Est-ce qu’il faisait vraiment les miracles qu’on raconte dans la Bible à cette époque ? Je n’en sais rien après tout. Mais clairement, il n’était plus là, ni en 1755, ni en 1942.

Alors je sais que je vais déranger certains maintenant, mais pour ma part, je considère que la Bible est un texte éminemment respectable car il retrace par le menu l’espérance et la recherche de transcendance de tout un peuple, pendant des siècles. Mais clairement, à mes yeux, la Bible est le récit d’une illusion collective. Pour moi, c’est le récit d’un échec. Un échec collectif qu’il convient d’étudier soigneusement, avec respect pour tous ceux qui y ont cru de bonne foi mais aussi pour leurs victimes. Un échec éminemment formateur qui aurait mieux fait à mon sens de s’achever avec cette phrase prophétique qui le résume entièrement :

« Eloï, Eloï, lama sabactani ? »
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27:46)

Tout ce qui suit cet épisode n’est, je le crains, qu’une dernière tentative, assez désespérée bien qu’elle ait eu finalement un grand succès, de sauver les apparences.

Pour les romains, on le sait, la mort infamante, sur la croix, d’un prophète prétendant être le fils de Dieu aurait dû suffire à prouver qu’il ne l’était pas et à éteindre la postérité de ses disciples. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Alors bien sûr, les chrétiens croient que Jésus a ressuscité d’entre les morts. Je ne leur dénie évidemment pas le droit de le croire, mais qu’on accorde celui de ne pas le croire. La ficelle me semble un peu grosse, à moins d’accepter cette histoire de résurrection de manière métaphorique: Le maître est mort, mais son enseignement reste vivant.

Pour compléter le tableau, j’ai un autre petit problème avec la Bible dans les loges que je fréquente:

Quand je suis entré en franc-maçonnerie, il y a un peu plus de 40 ans, il semblait entendu qu’il fallait mettre un «Volume de la Loi Sacrée» sur l’autel des serments, mais que celui-ci n’avait de valeur que symbolique. Ce pouvait être la Bible mais tout aussi bien, nous disait-on, le Tripitaka4, le Coran, le Tao Te King, les Quatre Livres de Confucius ou le Zend Avesta.

Peu à peu, l’idée que le Volume de la Loi Sacrée ne pouvait être que la Bible a commencé à s’imposer. Cela semblait cohérent au regard de la référence symbolique au Temple de Salomon, qui est relatée dans la Bible et certainement pas dans le Tao Te King.

Certains affirmaient qu’il en aurait été ainsi de toute éternité. Quiconque connait les premiers rituels anglais sait bien que ce n’est pas le cas. Et quiconque se souvient de la révocation de l’Édit de Nantes et de ses conséquences et des manières ingénieuses dont les protestants français du 18ème siècle cachaient leurs exemplaires de la Bible de peur qu’ils ne soient découverts par les Dragons ne pourra que douter qu’il ait pu y avoir des Bibles sur les autels des serments français dans la première partie de ce siècle.

Je n’entrerai pas ici dans des controverses sur les motifs des évolutions philosophiques, sociologiques et politiques qui ont peu à peu rendu obligatoire la présence de la Bible dans la majorité des loges du Monde. Ce sujet a été largement documenté par nombre d’historiens sérieux, tant « continentaux » qu’anglo-américains5. Je me contenterai ici de relever que les obédiences «reconnues par Londres» le sont sur la base d’une conception de la Franc-maçonnerie très différente de ce que nous appelons, en France, la Franc-maçonnerie initiatique.

La franc-maçonnerie anglaise n’a rien d’initiatique. Elle se définit comme étant une société charitable («one of the world’s oldest social and charitable organisations») dont le but est d’enseigner à ses membres comment mener une vie productive pour la communauté dans laquelle ils vivent. («Freemasonry uses building analogies to teach members how to lead productive lives that benefit the communities that they live in.»6). Les francs-maçons américains, avec leur slogan bien connu «Making Good Men Better» (à partir d’hommes de bien faire d’encore meilleurs hommes) n’ont pas une conception très différente.

Et pour peu qu’on fouille un peu plus les textes7, les choses s’éclaircissent davantage encore.

En Angleterre, il s’agit de faire en sorte que les sujets de sa Gracieuse Majesté servent encore mieux la Couronne, et pour cela, il faut commencer par s’assurer qu’ils appartiennent à l’une des religions monothéistes sur lesquelles le pouvoir royal s’appuie. Pouvoir royal qui surveille d’ailleurs directement l’obédience depuis que son Grand-Maître est un membre éminent de la famille royale (actuellement le Duc de Kent, ce fut en d’autres temps le Prince de Galles).

Aux USA, pas question d’obéir à un monarque, mais là aussi, quiconque ne croirait pas que la Parole de Dieu est contenue dans la Bible ne pourrait aux yeux des conservateurs américains être au mieux qu’un mécréant ou un païen, au pire un athée, dans tous les cas quelqu’un que dangereux pour la société.

Mais pour en revenir au cadre beaucoup plus restreint de ce dont j’ai été le témoin, en France depuis 40 ans, j’ai pu constater un accroissement considérable du nombre des Frères qui présentent la Bible non plus comme un symbole, mais comme une source de vérités traditionnelles. Encore une fois, que les judéo-chrétiens croient que la Parole de Dieu est inscrite dans leur Bible, S’ils voient dans le contenu de ce livre une sorte de « viatique » pour la suite de leur parcours initiatique, c’est leur liberté de conscience et leur droit le plus absolu8. Mais en faire une sorte de doxa qui devrait s’imposer à tous, ce serait renoncer aux Principes fondateurs de la franc-maçonnerie initiatique et non dogmatique issue du Convent de Lausanne9.

On pourrait m’objecter ici les pratiques du Rite Écossais Rectifié. Je ne vais pas approfondir cette question ici, car c’est un Rite certes initiatique mais d’un contenu extrêmement différent, surtout dans ses « Hauts Grades », de celui du Rite Écossais Ancien et Accepté issu du Convent de Lausanne.

Le RER professe (je crois avoir compris que « professe » est le mot exact!) un enseignement théologique bien précis, issu notamment des doctrines de Martinez de Pasqualy, de Louis Claude de Saint Martin et de Jean-Baptiste Willermoz. Cet enseignement se revendique souvent comme étant une survivance du christianisme primitif10. La présence de la Bible sur l’autel des serments des loges de ce rite a donc une fonction particulière, qui ne se révèlera pleinement à l’adepte qu’au fur et à mesure de sa progression. C’est une situation très différente de celle qu’on trouve dans les loges du REAA qui respectent l’absolue liberté de conscience et l’ouverture à toutes les croyances proclamée lors du Convent de Lausanne.

J’ajouterai que je vois aussi parfois dans les conceptions de certains de nos Frères quelque chose qui se rapproche à mes yeux d’une forme d’idolâtrie.

Qu’est-ce qu’une idole? Dans le sens le plus habituel de ce terme11, il s’agit d’un objet, le plus souvent une statue, sensé représenter un dieu. Et cet objet, pour le fidèles, finit par devenir aussi sacré que le Dieu lui-même. C’est très pratique, au fond. On met le dieu dans la statue et ensuite on peut l’emmener avec soi partout. C’est l’avantage par exemple avec le Veau d’Or. Le Dieu se retrouve là, on sait où il est, on l’a en quelque sorte « objectivé ».

Il se passe souvent quelque chose de similaire avec les livres dits « sacrés ». C’est très pratique par exemple si je suis un pionnier américain au temps de la conquête de l’Ouest. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de mon fusil et de ma Bible. Mon fusil pour me faire respecter et ma Bible dans laquelle se trouve enfermée toute la vérité. Les Gardes Rouges de la Révolution culturelle firent la même chose avec leur fusil et leur célèbre « petit livre rouge »: Plus besoin de chercher midi à quatorze heures, plus besoin d’écouter avec attention les uns et les autres, tout ce qu’ils avaient besoin de savoir, croyaient-ils, était contenu dans leur petit livre.

Je m’arrêterai là pour ce que je pense de la présence de la Bible dans les loges que je fréquente:

  • Indispensable par respect pour les croyances de nos anciens et pour le récit de leurs échecs. Si «la Connaissance est un bien héréditaire que chaque génération augmente et transmet», il convient de ne oublier leurs erreurs et leurs échecs, car ils font partie intégrante de l’héritage qu’ils nous ont transmis.
  • Utile parce qu’elle contient aussi de nombreuses pistes encore mal explorées, des légendes édifiantes, des intuitions prophétiques, un vocabulaire symbolique à mettre en commun, etc.
  • Mais un livre à ne surtout pas idolâtrer.

En ce qui me concerne, ne croyant pas un instant que la Bible contienne «la Parole de Dieu» ni cette «Parole perdue» que nous sommes sensés rechercher à partir du 4ème degré. Je vais donc devoir la chercher ailleurs.


Notes et références:

  1. « Le plus grand ennemi de l’Europe qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme.»
    […]
    [ce qui fait la force du catholicisme, c’est] « l’infaillibilité de l’enseignement d’où résulte le respect aveugle pour l’autorité, l’abnégation de tout raisonnement individuel, et par conséquent l’universalité de croyance ».

    Joseph de Maistre

    « … On pourrait faire ici une objection : n’aurait-il pas été possible que, tout en se séparant de l’organisation catholique, le protestantisme, par là même qu’il admettait cependant les Livres sacrés, gardât la doctrine traditionnelle qui y est contenue ? C’est l’introduction du “libre examen” qui s’oppose absolument à une telle hypothèse puisqu’elle permet toutes les fantaisies individuelles ; la conservation de la doctrine suppose d’ailleurs un enseignement traditionnel organisé, par lequel se maintient l’interprétation orthodoxe, et, en fait, cet enseignement, dans le monde occidental, s’identifiait au Catholicisme »
    […]
    « Ce qui fait le Protestantisme, comme ce qui fait le monde moderne, ce n’est qu’une négation, cette négation des principes qui est l’essence même de l’individualisme ; et l’on peut voir là encore un des exemples les plus frappants de l’état d’anarchie et de dissolution qui en est la conséquence.»
    […]
    « D’autre part, il est naturel que le Protestantisme, avec l’esprit de négation qui l’anime, ait donné naissance à cette “critique” dissolvante qui, dans les mains des prétendus “historiens des religions”, est devenue une arme de combat contre toute religion, et qu’ainsi, tout en prétendant ne reconnaitre d’autre autorité que celle des Livres sacrés, il ait contribué pour une large part à la destruction de cette même autorité, c’est-à-dire du minimum de tradition qu’il conservait encore ; la révolte contre l’esprit traditionnel, une fois commencée, ne pouvait s’arrêter à mi-chemin. »

    René Guénon, dans La Crise du Monde moderne ↩︎
  2. C’était encore le cas jusqu’en 2023 du Suprême Conseil d’Angleterre et du Pays de Galles puisqu’à cette date il déclarait publiquement n’accepter comme membres que des « chrétiens trinitaires », comme le démontre cette archive. Ce n’est plus le cas en 2024. Comme quoi même les landmarks anglais sont susceptibles d’évolutions… ↩︎
  3. Voltaire, Adorno et tant d’autres. ↩︎
  4. Quiconque a déjà vu un Tripitaka ne pourra manquer de trouver étrange l’idée de le faire tenir sur l’autel des serments, mais comme dit l’autre: « ici tout est symbole ». ↩︎
  5. Marius Lepage en mentionnait déjà beaucoup en 1956 dans son ouvrage « L’Ordre et les obédiences » mais depuis, la recherche historique, aidée par l’Internet qui a permis un accès rapide à des documents rares, a produit de nombreux travaux nouveaux de qualité sur ce sujet et sur celui des prétendus « landmarks » intangibles sur lesquels personne, jamais, n’a réussi à se mettre d’accord. J’invite par exemple le lecteur à se documenter par lui-même sans se limiter à une seule « chapelle » en comparant avec les fac-simile des rituels des différents pays et rites aux différentes époques pour se faire sa propre opinion. «N’accordez à qui que ce soit une confiance aveugle», pas même et surtout pas aux chefs de vos obédiences. Trois siècles d’histoire de la Franc-maçonnerie montre suffisamment à quel point vous pourriez le regretter 😏. ↩︎
  6. What is Freemasonry, sur le site de l’UGLE. ↩︎
  7. Comme le fait, entre autres, Marius Lepage dans «L’Ordre et les obédiences». ↩︎
  8. «Exiger que, pour devenir Maçon, on croie à la Bible serait renier l’universalisme de la Franc-Maçonnerie» écrivait Oswald Wirth en 1914 (cité par Lepage éd. 1971, p.121); ↩︎
  9. Rappelons à cette occasion de la franc-maçonnerie anglo-américaine n’est pas et n’a jamais été « initiatique » au sens que prendra ce mot en France à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. Même le célèbre livre « Moral and dogma » que publie Albert Pike en 1871 ne l’est pas, bien qu’il se soit beaucoup inspiré d’auteurs ésotériques français de cette époque, notamment Eliphas Levy (1810-1875). ↩︎
  10. Voir à ce sujet, lorsqu’elles seront publiées, les minutes du VIIème colloque de la revue Renaissance Traditionnelle, en octobre 2024 ↩︎
  11. J’aurai l’occasion, plus tard, de revenir longuement sur un autre sens du mot « idoles », à savoir celui utilisé par Francis Bacon dans son étude des causes des erreurs humaines. ↩︎

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