« Que pensez-vous de la dégradation des programmes de maths en France ? »
Cette question m’a été posée sur Quora . Voici ma réponse, accompagnée d’un petit complément publié sur Facebook.
J’en pense que ce genre de question repose sur un présupposé qui est faux:
Il n’y aurait en France qu’une seule sorte de programmes, enseignés de la même manière égalitaire et républicaine, pour tous les jeunes, quel que soit leur milieu social d’origine et l’avenir que la société leur assigne.
Regardons le monde réel de plus près:
En France, comme dans tous les pays du monde, certains jeunes n’auront jamais besoin des maths pour devenir des dirigeants ou des héritiers. J’ai connu une époque où il était encore très bien vu, dans certains milieux aristocratiques, d’être nul en maths et de s’en vanter. On se devait en revanche d’être excellent en lettres. Les maths, c’était juste bon pour les futurs ingénieurs, autrement dit pour la classe sociale d’en dessous (celle qui habitait en fait au dessus dans les immeubles parisiens où les étages nobles étaient ceux du bas).
D’autres jeunes pourront apprendre autant de maths qu’ils voudront, ils ne franchiront jamais leur plafond de verre.
D’autres encore feront énormément de maths, intégreront polytechnique puis l’ENA, puis feront une carrière brillante au cours de laquelle leur pratique des maths se limitera à la lecture de quelques tableaux Excel préparés par leurs subordonnés.
Bon, je m’arrête là, ces quelques exemples ne valent qu’en tant qu’exemples. On pourrait discuter chacun d’eux à l’infini et en trouver des dizaines d’autres, mais ça n’aurait pas beaucoup d’intérêt. L’essentiel, de mon point de vue, c’est de réaliser que les programmes scolaires sont toujours conçus par un système en fonction de besoins sociaux, économiques et politiques qui ne sont pour ainsi dire jamais explicités (à l’exception de l’enseignement technique et encore pas toujours).
À la place, on rédige de jolies introductions lyriques dans lesquelles on brode sur la culture générale des citoyens et la noblesse de l’éducation républicaine (vu l’oxymore?) et tout le monde n’y voit que du feu, à moins d’avoir l’idée saugrenue de lire quelques sociologues subversifs.
Et du coup, on passe notre temps à râler contre la supposée incompétence de «nos gouvernants» dont on ne comprend pas comment ils peuvent être incapables de voir que les programmes officiels ne permettent pas d’atteindre les objectifs officiels.
Quelle blague. La première compétence d’un gouvernant, c’est de savoir la différence entre les programmes officiels et les pratiques réelles comme entre les objectifs officiels et les enjeux réels. Parce qu’eux, les sociologues « subversifs », ça fait longtemps qu’ils les ont lus. Ils ont lu Machiavel aussi… même si ça n’était pas au programme.
Mais tout ça n’est pas spécifique à la France. C’est pareil aux USA, en Chine, au Royaume-Uni et c’était pareil en URSS.
Du coup, je crois pouvoir répondre qu’il n’y a aucun dégradation, seulement des sociétés qui s’adaptent «à un monde qui bouge (pub)» tout en se gardant bien d’exposer leur fonctionnement réel, car il est trop différent des prétentions de leur roman national.
«Ouvrons les yeux et fermons la télé» qu’on gueulait dans les rues quand j’étais jeune.
On n’a pas très bien réussi.
(Premier complément)
[…] Je pense vraiment que l’enseignement des maths, comme des autres matières, n’a jamais été une fin en soi.
Et je pense aussi que la formation de citoyens éclairés et responsables n’a jamais été le premier objectif de l’Éducation nationale. Ce n’est au mieux qu’un objectif secondaire. Au mieux.
La question est plutôt «à quoi ça sert d’enseigner les maths à des lycéens?».
Dans les années 1950-1960, il fallait développer l’industrie française. Donc c’était un objectif national d’augmenter le niveau en maths de plein de futurs ingénieurs et techniciens. Mais de nos jours, quand tous les investisseurs jouent la carte de la désindustrialisation et de la délocalisation des moyens de production, pourquoi l’état continuerait de former des scientifiques, des ingénieurs et des techniciens dont il estime qu’il n’a plus besoin?
Imaginons maintenant que demain, à la suite de la crise du Covid, l’Europe décide de se réindustrialiser, comme on l’entend parfois dire depuis quelques semaines. Immédiatement, tu verras que l’enseignement des maths repartirait à la hausse.
Modulo le télétravail, parce qu’un ingénieur indien connecté par Internet coûtera toujours moins cher qu’un ingénieur français.
(Deuxième complément)
Ce que j’ai vécu pendant plus de 40 ans, c’était pas du genre «manipulation par les hautes sphères» ou «complot». Du tout.
Aucun haut fonctionnaire ne se réveille chaque matin en se disant: «Qu’est-ce que je vais pouvoir encore inventer aujourd’hui pour entuber les pauvres?». Ca ne se passe pas comme ça.
C’est plutôt un effet de système, une cascade de petits aveuglements, à tous les niveaux de la société.
Tiens, un exemple que je reprends souvent parce qu’il est désormais assez ancien pour ne plus trop faire de vagues émotionnelles:
En 1914, la quasi-totalité de ceux qui sont partis se faire massacrer y sont allés la fleur au fusil, persuadés qu’ils allaient se battre pour les droits légitimes d’un collectif qu’ils appelaient « la France ». Et pareil pour les allemands ou les britanniques. À part quelques rares intellectuels, tout le monde a contribué à cette illusion collective. Et encore un siècle après, on a fait des commémorations à la gloire des «morts pour la France de 14-18».
Je suis bien persuadé que Clémenceau, le «père la victoire», ne se levait pas chaque matin en se disant:
«Combien de français je peux encore envoyer au massacre aujourd’hui avant que tout ça ne devienne contraire aux intérêts financiers des grandes familles propriétaires de notre industrie?»
Il y pensait probablement, et même sûrement, mais il ne se le disait sans doute pas comme ça.
De l’autre côté, en Allemagne, quand il est devenu clair que ça tournait à la défaite et que les industriels allemands avaient intérêt à négocier, l’Allemagne a capitulé. Beaucoup de soldats allemands, nourris à la même illusion nationale que les français, n’ont pas compris ce qui se passait. Les nazis ont ensuite utilisé cette incompréhension pour inventer une autre illusion collective appelée le «coup de poignard dans le dos» avec le succès qu’on sait.
Alors après, tout ça est sans doute assez déprimant, mais bon, ça fait déjà 4000 ans que ça dure et ça risque de durer encore un certain temps. Mieux vaut s’y adapter, je crois.